LES BILANS

SELON HUGH THOMAS

On estime couramment à un million le nombre des morts de la guerre civile. Or, il existe plusieurs raisons de mettre en doute l'exactitude de ce total. Les vainqueurs évaluaient encore le nombre des assassinats commis du côté républicain à trois ou quatre cent mille, ainsi, d'ailleurs, que cela figure dans le volume sur la guerre civile de la monumentale ENCI¬CLOPEDIA UNIVERSAL ILUSTRADA publié en 1943. Mais, aujourd'hui, l'évaluation du nombre de personnes mortes de cette façon a été ramenée à 86.000 environ.
On n'a jamais donné une évaluation, même approxi¬mative, des exécutions faites du côté nationaliste. Selon moi, les chiffres cités par le romancier RAMON SENDER et par Antonio BAHAMONDE, l'officier de liaison de QUEIPO DE LLANO, étaient certainement excessifs. Là encore, il existe un certain flottement, même dans les évaluations républicaines Par exemple, l'évêque de VITORIA a cité un nombre d'exé¬cutions arbitraires pour l'ensemble des provinces basques (7000) que l'on avait précédemment indiqué pour la Navarre uniquement. Mon opinion mûrement réfléchie est que le nombre total des « atro¬cités » nationalistes (et par « atrocités » j'entends tous les actes homicides accomplis en dehors des combats) n'est vraisemblablement pas supérieur à 40.000.
Les évaluations des pertes sur les champs de bataille présentent autant d'imprécisions. Mais les Nationalistes ont estimé officieusement leurs morts en combat à 110.000 environ. Les Républicains n'ont fait aucune évaluation dans ce domaine : dans les premiers jours de la guerre, il était difficile d'établir une distinction entre ceux qui trouvaient la mort dans ce qu'il est convenu d'appeler « la bataille », et ceux qui mouraient pour ainsi dire assassinés dans des combats de rues; d'autre part, les relevés qui ont été publiés comportent quelques erreurs importantes. Par exemple, dans sa quasi officielle Historia Militar de la Guerra de España, Manuel AZNAR a indiqué que les Républicains avaient perdu au total, dans la plus grande et meurtrière bataille de la guerre, celle de l'Ebre, 97.000 hommes; que, sur ce nombre, 19.563 avaient été faits prison¬niers, un nombre égal était considéré comme tués, 17.000 avaient été mortellement blessés et 41.000 plus légèrement . Or, STOHRER, l'ambassadeur d'Allemagne, écrivait à Berlin que les pertes annoncées par la République, soit 75.000 hommes, étaient exagérées. Si l'on étudie soigneusement les chiffres des morts tels qu'on les a annoncés à l'époque, en les confrontant à des faits dont on a eu connaissance depuis, on peut conclure qu'un chiffre approximatif de 175.000 Répu¬blicains morts en combattant n'est probablement pas excessif.
Au milieu de 1938, on a évalué à 12.000 le nombre des victimes civiles des bombardements aériens en territoire républicain. Il faut sans doute y ajouter quelque 2.000 morts de plus pour arriver jusqu'à la fin de la guerre. Les chiffres correspondants en Espagne nationaliste n'ont pas dépassé 1.000. Les autres morts civils peuvent porter le total pour les non - militaires à 25.000.
Dans l'ensemble, ces chiffres amèneraient, pour les morts vio¬lentes de la guerre, à un total général de 410.000 environ.
Il faudrait également procéder à un décompte approximatif des morts par suite de sous-alimentation, de privations ou de maladies directement imputables à la guerre. Il n'est pas déraisonnable de penser que le total des morts de cette espèce peut atteindre 200.000.
Or, même ainsi, l'on n'arrive qu'à un total d'environ 600.000 morts dus à la guerre, ce qui est notablement inférieur au chiffre généralement admis. Tout ce que l'on peut dire, C'est que l'Espagne a perdu un million d'habitants, si l'on fait entrer dans le total des pertes ceux qui ont quitté le sol national pour l'exil


SELON GEORGES ROUX

Au gouvernement républicain il faut rendre cette jus¬tice qu'il a fait tous ses efforts pour sauvegarder l'immense patrimoine culturel de l'Espagne. Le plus souvent il y a réussi; il a pu conserver l'essentiel. Grâce à lui d'innom¬brables œuvres d'art ont été préservées de la sauvagerie des foules. Au milieu du déchaînement des masses incultes et affolées, il est arrivé à mettre à l'abri la plus grande partie des trésors nationaux. Ni les bibliothèques ni les musées n'ont pour ainsi dire souffert. Le Prado, Tolède, Grenade... sont intouchés, les monuments historiques, dans l'ensemble, intacts.
C'est le seul point satisfaisant d'un bilan par ailleurs effroyable.
Les pertes humaines sont énormes. Elles peuvent rai¬sonnablement être évaluées à 850 000 ou 900 000 per¬sonnes, sur lesquelles 150 000 peuvent être considérées comme ayant été purement assassinées. C'est la plus sinistre collection de crimes de l'Histoire.
Matériellement, le désastre ressemble à une catastrophe géologique. On compte 166 églises ou couvents totalement brûlés, 1 800 hors d'usage, 3 000 sérieusement endomma¬gés. 250 000 maisons sont détruites, autant doivent être réparées plus qu'à moitié. 17 villes seront prises en charge par l'État pour être reconstruites. Des régions entières sont dévastées comme par un tremblement de terre.
Le potentiel industriel est quasiment brisé. Par incendies, bombardements ou autres causes, 250 usines et fabriques sont anéanties. Ce qui pourrait rester de machines, d'outillages, est par incurie, défaut d'entretien, à peu près hors d'usage.
L'encaisse métallique de la banque nationale pouvait être estimée à huit milliards de pesetas. Un milliard et demi sera finalement récupéré en application de l'accord avec la France; six milliards et demi sont partis sont partis pour la Russie ou pour le Mexique. Juan NEGRIN, en mourant à Mexico, aura le geste de léguer à Franco les documents relatifs à l'or espagnol. Les documents seulement.
Les richesses des particuliers ont été pillées. Elles étaient considérables. Depuis la conquête des Amériques, les familles espagnoles avaient l'habitude de posséder beaucoup de bijoux et d'argenterie. Une grande partie de tout cela a été volé. Les " confiscations " opérées par les rouges sont difficiles à chiffrer exactement; une évalua¬tion modérée donnerait huit à dix milliards de nos anciens francs . Le 31 mars 1939, le cargo VITA cingle vers les ports mexicains, chargé d'une cargaison de pierres précieuses, lesquelles seront dilapidées pour l'entretien des personna¬lités fugitives.
Durant la débâcle des dernières semaines, des trains entiers, des colonnes de camions passent la frontière fran¬çaise, pleins d'objets de valeur, généralement arrachés à des civils, à des églises, à des couvents.

Plus grave peut-être encore sont les ruines morales. On a vécu des années d'anarchie et de violence. Elles ont développé de mauvais instincts. Pour rétablir les vertus traditionnelles d'un des meilleurs peuples du monde, il faudra un long et rigoureux effort de remise générale en ordre.

Par surcroît, après tant d'horreurs, la paix intérieure sera mal assise. Pour longtemps s'installeront la haine et la rancune; elles ne se dissiperont que très lentement. 350 000 personnes ont préféré abandonner le territoire national. 150 000 sont allées s'établir au Mexique ou en Amérique latine. 200 000 sont en France.. 100 000 à 120 000 sont rentrés dans leur patrie, profitant des amnisties, surtout de l'oubli qui commençait, enfin, à tendre son voile d'apaisement.

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