Walter général Républicain fut, de 1945 à 1947, sous son vrai nom de SWIERCZEWSKI, ministre de la Défense de Pologne, et fut assassiné par des partisans anticommunistes
Walter
Simone Weil
Simone Weil fit un court séjour à Barcelone dans les Brigades
Internationales.
D'après certains auteurs elle en sortit écoeurée et se
convertit au Christianisme. Je n'ai pas trouvé, sur ce qu'on a écrit
sur elle, une confirmation, mais si un écoeurement de la force et son
emploi, que procure le pouvoir . Voici sa confirmation dans une lettre
qu'elle écrit à Bernanos:
Lettre de Simone Weil à Bernanos
Monsieur,
Quelque ridicule qu'il y ait à écrire à un écrivain,
qui est toujours, par la nature de son métier, inondé de lettres,
je ne puis m'empêcher de le faire après avoir lu "Les Grands
Cimetières sous la lune". Non que ce soit la première fois
qu'un livre de vous me touche, le "Journal d'un curé de campagne"
est à mes yeux le plus beau, du moins de ceux que j'ai lus, et véritablement
un grand livre. Mais si j'ai pu aimer d'autres de vos livres, je n'avais aucune
raison de vous importuner en vous l'écrivant. Pour le dernier, c'est
autre chose ; j'ai eu une expérience qui répond à la vôtre,
quoique bien plus brève, moins profonde, située ailleurs et éprouvée,
en apparence - en apparence seulement -, dans un tout autre esprit. Je ne suis
pas catholique, bien que, - ce que je vais dire doit sans doute sembler présomptueux
à tout catholique, de la part d'un non catholique, mais je ne puis m'exprimer
autrement - bien que rien de catholique, rien de chrétien ne m'ait jamais
paru étranger. Je me suis dit parfois que si seulement on affichait aux
portes des églises que l'entrée est interdite à quiconque
jouit d'un revenu supérieur à telle
ou telle somme, peu élevée, je me convertirais aussitôt.
Depuis l'enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupements
qui se réclamaient des couches méprisées de la hiérarchie
sociale, jusqu'à ce que j'aie pris conscience que ces groupements sont
de nature à décourager toutes les sympathies. Le dernier qui m'ait
inspiré quelque confiance, c'était la CNT espagnole. J'avais un
peu voyagé en Espagne- assez peu - avant la guerre civile, mais assez
pour ressentir l'amour qu'il est difficile de ne pas éprouver envers
ce peuple ; j'avais vu dans le mouvement anarchiste l'expression naturelle de
ses grandeurs et de ses tares, de ses aspirations les plus et les moins légitimes.
La CNT, la FAI étaient un mélange étonnant, où on
admettait n'importe qui, et où, par suite, se coudoyaient l'immoralité,
le cynisme, le fanatisme, la cruauté, mais aussi l'amour, l'esprit de
fraternité, et surtout la revendication de l'honneur si belle chez les
hommes humiliés ; il me semblait que ceux qui venaient là animés
par un idéal l'emportaient sur ceux que poussait le goût de la
violence et du désordre. En juillet 1936, j'étais à Paris.
Je n'aime pas la guerre ; mais ce qui m'a toujours fait le plus horreur dans
la guerre, c'est la situation de ceux qui se trouvent à l'arrière.
Quand j'ai compris que, malgré mes efforts, je ne pouvais m'empêcher
de participer moralement à cette guerre, c'est à dire de souhaiter
tous les jours, toutes les heures, la victoire des uns, la défaite des
autres, je me suis dit que Paris était pour moi l'arrière, et
j'ai pris le train pour Barcelone dans l'intention de m'engager. C'était
au début d'août 1936. Un accident m'a fait abréger par force
mon séjour en Espagne. J'ai été quelques jours à
Barcelone ; puis en pleine campagne aragonaise, au bord de l'Ebre, à
une quinzaine de kilomètres de Saragosse, à l'endroit même
où récemment les troupes de Yagüe ont passé l'Ebre
; puis dans le palace de Sitgès transformé en hôpital ;
puis de nouveau à Barcelone ; en tout à peu près deux mois.
J'ai quitté l'Espagne malgré moi et avec l'intention d'y retourner
: par la suite, c'est volontairement que je n'en ai rien fait. Je ne sentais
plus aucune nécessité intérieure de participer à
une guerre qui n'était plus, comme elle m'avait paru être au début,
une guerre de paysans affamés contre les propriétaires terriens
et un clergé complice des propriétaires, mais une guerre entre
la Russie, l'Allemagne et l'Italie. J'ai reconnu cette odeur de guerre civile,
de sang et de terreur que dégage votre livre ; je l'avais respirée.
Je n'ai rien vu ni entendu, je dois le dire, qui atteigne tout à fait
l'ignominie de certaines des histoires que vous racontez, ces meurtres de vieux
paysans, ces "ballilas" faisant courir des vieillards à coups
de matraques. Ce que j'ai entendu suffisait pourtant. J'ai failli assister à
l'exécution d'un prêtre ; pendant les minutes d'attente, je me
demandais si j'allais regarder simplement, ou me faire fusiller moi-même
en essayant d'intervenir ; je ne sais pas encore ce que j'aurais fait si un
hasard heureux n'avait empêché l'exécution.
Combien d'histoires se pressent sous ma plume... Mais ce serait trop long ; à quoi bon? Une seule suffira. J'étais à Sitges quand sont revenus, vainqueurs, les miliciens de l'expédition de Majorque. Ils avaient été décimés. Sur quarante jeunes garçons partis de Sitges, neuf étaient morts. On ne le sut qu'au retour des trente et un autres. La nuit même qui suivit, on fit neuf expéditions punitives, on tua neuf fascistes ou soi-disant tels, dans cette petite ville où, en juillet, il ne s'était rien passé. Parmi ces neuf, un boulanger d'une trentaine d'années, dont le crime était, m'a-t-on dit, d'avoir appartenu à la milice des "somaten" ; son vieux père, dont il était le seul enfant et le seul soutien, devint fou. Une autre encore : en Aragon, un petit groupe international de vingt-deux miliciens de tous pays prit, après un léger engagement, un jeune garçon de quinze ans, qui combattait comme phalangiste. Aussitôt pris, tout tremblant d'avoir vu tuer ses camarades à ses côtés, il dit qu'on l'avait enrôlé de force. On le fouilla, on trouva sur lui une médaille de la Vierge et une carte de phalangiste ; on l'envoya à Durruti, chef de la colonne, qui, après lui avoir exposé pendant une heure les beautés de l'idéal anarchiste, lui donna le choix entre mourir et s'enrôler immédiatement dans les rangs de ceux qui l'avaient fait prisonnier, contre ses camarades de la veille. Durruti donna à l'enfant vingt-quatre heures de réflexion ; au bout de vingt-quatre heures, l'enfant dit non et fut fusillé. Durruti était pourtant à certains égards un homme admirable. La mort de ce petit héros n'a jamais cessé de me peser sur la conscience, bien que je ne l'aie apprise qu'après coup. Ceci encore : dans un village que rouges et blancs avaient pris, perdu, repris, reperdu je ne sais combien de fois, les miliciens rouges, l'ayant repris définitivement, trouvèrent dans les caves une poignée d'êtres hagards, terrifiés et affamés, parmi lesquels trois ou quatre jeunes hommes. Ils raisonnèrent ainsi : si ces jeunes hommes, au lieu d'aller avec nous la dernière fois que nous nous sommes retirés, sont restés et ont attendu les fascistes, c'est qu'ils sont fascistes. Ils les fusillèrent donc immédiatement, puis donnèrent à manger aux autres et se crurent très humains. Une dernière histoire, celle-ci de l'arrière : deux anarchistes me racontèrent une fois comment, avec des camarades, ils avaient pris deux prêtres ; on tua l'un sur place, en présence de l'autre, d'un coup de revolver, puis, on dit à l'autre qu'il pouvait s'en aller. Quand il fut à vingt pas, on l'abattit. Celui qui me racontait l'histoire était très étonné de ne pas me voir rire.
A Barcelone, on tuait en moyenne, sous forme d'expéditions
punitives, une cinquantaine d'hommes par nuit. C'était proportionnellement
beaucoup moins qu'à Majorque, puisque Barcelone est une ville de près
d'un million d'habitants ; d'ailleurs il s'y était déroulé
pendant trois jours une bataille de rues meurtrière. Mais les chiffres
ne sont peut-être pas l'essentiel en pareille matière. L'essentiel,
c'est l'attitude à l'égard du meurtre. Je n'ai jamais vu, ni parmi
les Espagnols, ni même parmi les Français venus soit pour se battre,
soit pour se promener - ces derniers le plus souvent des intellectuels ternes
et inoffensifs - je n'ai jamais vu personne exprimer même dans l'intimité
de la répulsion, du dégoût ou seulement de la désapprobation
à l'égard du sang inutilement versé. Vous parlez de la
peur. Oui, la peur a eu une part dans ces tueries ; mais là où
j'étais, je ne lui ai pas vu la part que vous lui attribuez. Des hommes
apparemment courageux - il en est un au moins dont j'ai de mes yeux constaté
le courage - au milieu d'un repas plein de camaraderie, racontaient avec un
bon sourire fraternel combien ils avaient tué de prêtres ou de
"fascistes" – terme très large. J'ai eu le sentiment,
pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis
une catégorie d'êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un
prix, il n'est rien de plus naturel à l'homme que de tuer. Quand on sait
qu'il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on
tue ; ou du moins on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent. Si par
hasard on éprouve d'abord un peu de dégoût, on le tait et
bientôt on l'étouffe de peur de paraître manquer de virilité.
Il y a là un entraînement, une ivresse à laquelle il est
impossible de résister sans une force d'âme qu'il me faut bien
croire exceptionnelle, puisque je ne l'ai rencontré nulle part. J'ai
rencontré en revanche des Français paisibles, que jusque-là
je ne méprisais pas, qui n'auraient pas eu l'idée d'aller eux-mêmes
tuer, mais qui baignaient dans cette atmosphère imprégnée
de sang avec un visible plaisir. Pour ceux-là je ne pourrai jamais avoir
à l'avenir aucune estime.
Une telle atmosphère efface aussitôt le but même de la lutte.
Car on ne peut formuler le but qu'en le ramenant au bien public, au bien des
hommes - et les hommes sont de nulle valeur. Dans un pays où les pauvres
sont, en très grande majorité, des paysans, le mieux-être
des paysans doit être un but essentiel pour tout groupement d'extrême
gauche ; et cette guerre fut peut-être avant tout, au début, une
guerre pour et contre le partage des terres. Eh bien, ces misérables
et magnifiques paysans d'Aragon, restés si fiers sous les humiliations,
n'étaient même pas pour les miliciens un objet de curiosité.
Sans insolences, sans injures, sans brutalité - du moins je n'ai rien
vu de tel, et je sais que vol et viol, dans les colonnes anarchistes, étaient
passibles de la peine de mort - un abîme séparait les hommes armés
de la population désarmée, un abîme tout à fait semblable
à celui qui sépare les pauvres et les riches. Cela se sentait
à l'attitude toujours un peu humble, soumise, craintive des uns, à
l'aisance, la désinvolture, la condescendance des autres.
On part en volontaire, avec des idées de sacrifice, et on tombe dans
une guerre qui ressemble à une guerre de mercenaires, avec beaucoup de
cruautés en plus et le sens des égards dus à l'ennemi en
moins. Je pourrais prolonger indéfiniment de telles réflexions,
mais il faut se limiter. Depuis que j'ai été en Espagne, que j'entends,
que je lis toutes sortes de considérations sur l'Espagne, je ne puis
citer personne, hors vous seul, qui, à ma connaissance, ait baigné
dans l'atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté.
Vous êtes royaliste, disciple de Drumont - que m'importe? Vous m'êtes
plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices d'Aragon - ces
camarades que, pourtant, j'aimais.
Ce que vous dites du nationalisme, de la guerre, de la politique extérieure
française après la guerre m'est également allé au
coeur. J'avais dix ans lors du traité de Versailles. Jusque-là
j'avais été patriote avec toute l'exaltation des enfants en période
de guerre. La volonté d'humilier l'ennemi vaincu, qui déborda
partout à ce moment (et dans les années qui suivirent) d'une manière
si répugnante, me guérit une fois pour toutes de ce patriotisme
naïf. Les humiliations infligées par mon pays me sont plus douloureuses
que celles qu'il peut subir. Je crains de vous avoir importuné par une
lettre aussi longue. Il ne me reste qu'à vous exprimer ma vive admiration.
Simone
Weil -
* Barcelone, ville restée Républicaine